Traitement Informatique des Matériaux Ethnographiques (TIME)

Projet ATIP jeunes chercheurs 2002

À l’instar des sciences exactes, il est désormais nécessaire en anthropologie de pouvoir traiter des matériaux issus de l’observation ethnographique indépendamment – autant qu’il est possible – des présupposés théoriques qui sous-tendent leur mise en forme. Le traitement informatisé ouvre ici de nouvelles possibilités, que notre projet se propose d’exploiter selon deux voies complémentaires.

Dans le premier volet nous nous donnons pour objectif de réunir les conditions nécessaires à la constitution d’une Banque de Références en Anthropologie Sociale permettant l’accès à une information ethnologique « brute », affranchie de toute analyse préalable. Cette Banque se constituera d’abord autour de trois axes majeurs : les terminologies de parenté, les préceptes normatifs relatifs aux choix matrimoniaux, et enfin les taxonomies du « monde naturel ». L’originalité de cette démarche réside (a) dans le choix des unités minimales (« éléments irréductibles » plutôt que catégories analytiques), (b) les modalités de codage (par les spécialistes des populations concernées) et (c) son caractère évolutif (tant du point de vue des sociétés que des thèmes considérés).

Le second volet du projet portera sur le traitement informatique des pratiques de parenté : le déploiement diachronique des réseaux de consanguinité et d’alliance et les rapports qu’entretiennent les régularités observables au sein de ces réseaux avec d’autres phénomènes sociaux tels que la classification terminologique, les préférences matrimoniales, les agencements résidentiels, la circulation de biens, etc. Réunissant ethnologues et informaticiens s'intéressant au développement et à l'exploitation de logiciels pour l'analyse des faits de parenté, il cherche à promouvoir un travail de réflexion et de mise en commun des compétences afin d’aboutir à l’élaboration de nouveaux outils techniques et conceptuels permettant le traitement des données généalogiques. Cette entreprise sera centrée sur quatre thèmes : (a) les effets cumulatifs des choix matrimoniaux, (b) la décomposition des réseaux de parenté et de mariage, (c) la visualisation de ces composantes et de leur mise en relation avec d’autres pratiques et (d) la simulation.

Premier Volet - Constitution d’une Banque de Références en Anthropologie Sociale

I-I - Questions de méthodes

De l'histoire des sciences, en particulier des sciences dites « exactes », l'on peut tirer au moins un enseignement positif : c'est qu'elles ont très généralement suivi un processus constant de démarcation vis-à-vis du « sens commun » ; en s'émancipant des langues « naturelles » pour recourir à des langages formels d'une part, en distinguant les étapes à l’œuvre dans tout processus cognitif, autrement dit en séparant les données de l'expérience et l’interprétation qu’on peut en donner d’autre part.

Or, ce second point, qui seul retiendra notre attention ici, n'est précisément généralement pas une pratique récurrente dans le champ des sciences humaines, et de l'anthropologie en particulier. Si d'autres disciplines distinguent en effet clairement résultats « expérimentaux » (entendu lato sensu, dans l'acception qu’en proposait Claude Bernard) de ceux qui ressortent de l'analyse, ceci en mettant les premiers à disposition de l'ensemble de la communauté scientifique par le biais de banques de données de références ou par des publications distinctes, l'anthropologie, a contrario, confond ces deux étapes en une seule. Ainsi, les écrits ethnologiques – pratiquement seul support de diffusion de nos recherches – nous fournissent dans un même mouvement, à la fois les données de « terrain » (d'observation) et leur interprétation.

Cette pratique a, à l’évidence, de graves conséquences puisque, dans la plupart des cas, seules certaines données nous sont accessibles – ce en fonction des centres d'intérêt du chercheur -- et ces données elles-mêmes sont assez généralement déjà « interprétées », i.e. regroupées dans les seules catégories jugées pertinentes par l'auteur.

Mais elle a aussi d’autres suites. En premier lieu de rendre malaisé, voire impossible, la comparaison entre divers travaux même lorsqu’ils abordent une même thématique ; ce du simple fait que les catégories de données jugées pertinentes -- et donc livrées aux lecteurs -- ne sont pas, comme on vient de le voir, identiques d'un auteur à l'autre. D'autre part, de rendre largement inutilisables des travaux anciens où les données d'observation furent livrées en fonction de grilles d'analyse théorique qui ne sont plus les nôtres.

I-II - État des lieux et présentation de la Banque de Référence en Anthropologie Sociale

Fort de ce constat, ce volet du projet propose de mettre en place un dispositif permettant tout à la fois la conservation et l’archivage mais surtout l'accès aux données ethnographiques recueillies par divers chercheurs, et ce, indépendamment du cadre des analyses particulières qu'ils nous en proposent. Le principe de la constitution d'une banque de données semble à ce titre une solution évidente, si l’on considère du moins que c'est celui-ci qui est très largement retenu par la communauté scientifique.

Pourtant, dans le domaine anthropologique, il n'existe pour l’heure qu’une seule tentative en ce sens – du moins à l’échelle transculturelle qui nous intéresse –, laquelle remonte à 1957 et qui fut complétée (sur support papier) jusqu’en 1970 . Il s'agit bien évidemment de l'Ethnographic Atlas constitué par l'équipe du célèbre anthropologue américain George P. Murdock.

Malheureusement, cette « base » elle-même repose en fait sur un découpage des traits culturels distingués dans l'échantillon de sociétés répertoriées ; découpage déjà assez largement emprunt d'une assise théorique préalable et par là même désormais difficilement réutilisable là où les catégories anthropologiques conceptuelles de l'époque ne correspondent plus à celles que nous utilisons désormais.

Les autres bases de référence, au demeurant fort nombreuses (dans le cadre universitaire américain du moins plutôt qu'européen), reposent sur une toute autre philosophie. Elles ne visent pas tant, en effet, à la conservation de « données brutes », mais bien plutôt à la mise à disposition aisée des travaux anthropologiques : autrement dit des faits préalablement interprétés. Elles servent alors de « catalogues raisonnés » (les Human Relation Aera Files , également constituées par l’équipe de George P. Murdock, illustrent parfaitement, par exemple, cette logique) ; visée tout à fait louable, mais qui ne répond en rien aux problèmes que nous avons soulevés ici.

I-III - Impératifs techniques et résultats attendus.

Prenant acte tout à la fois de l’évident intérêt du travail de Murdock (intérêt qui ne se dément guère puisqu’il continu à être régulièrement exploité de nos jours par un public, certes restreint, mais tout à fait convaincu du caractère heuristique de cette approche) mais aussi de ses évidentes imperfections méthodologiques (banque de données « fermée » constituée une fois pour toute – pas de nouvelles entrées depuis ce travail liminaire – et ce par une équipe de non-spécialistes des sociétés dont il est question ; définitions des catégories pertinentes susceptibles d’être codées fortement empreint de la grille de lecture de l’époque, etc.), nous pensons à présent nécessaire d’envisager la constitution d’une Banque de Référence en Anthropologie Sociale – outil indispensable et pourtant absent de la scène anthropologique – qui échapperait aux griefs qu’on peut adresser au travail de Murdock.

Pour ce faire, il convient de respecter trois impératifs :

I-III-1 -

L’équipe qui sera chargée de la mise en place de la structure de la B.R.A.S. n’aura pour fonction que d’établir les grilles d’analyses pour chaque grande thématique retenue (parenté, rituel, systèmes taxinomiques, etc.). Autrement dit, d’établir les modalités d’encodage des données. Par contre, le remplissage des différentes grilles pour chaque société particulière sera effectué par la personne la plus à même de le faire, autrement dit par l’ethnographe lui-même (ou plus exactement par « les ethnographes eux-mêmes »). Ceci devrait contribuer à réduire les erreurs et autres approximations que l’on trouve à foison dans l’Atlas de Murdock et qui semblent dues à la multiplication des « intermédiaires », donc des lectures, entre le stade de la collecte des faits et celui de leur codage ;

I-III-2 -

Au sein de chacun des trois grands axes thématiques retenus dans un premier temps, celui a) des terminologies de parenté, b) des normes de prohibitions et de préférences matrimoniales, c) des systèmes taxinomiques de classification du monde naturel (on verra que ce premier choix n’est, du fait même de la logique présidant à la constitution de la B.R.A.S., ni limitatif, ni définitif, contrairement à ce que l’on constate pour l’essai de Murdock) on opérera un découpage – et ce point est essentiel – non pas en fonction de nos catégories conceptuelles actuelles, mais au contraire en fractionnant chaque catégorie en ses éléments irréductibles, autrement dit en les ramenant aux faits « élémentaires » sur lesquels porte justement toute catégorisation ; en nous efforçant ainsi d’accéder aux données « brutes » (dans la mesure, bien entendu – mais cela est un autre débat - où elles nous sont jamais véritablement accessibles).

Prenons un exemple qui sera plus parlant emprunté au domaine des terminologies de parenté, l’un des grands thèmes retenus pour cette première étape. Nos catégories anthropologiques actuelles distinguent depuis une cinquantaine d’années les nomenclatures en divers grands « types » (Esquimo, Hawaïen, etc.), lesquels ne sont ni ceux qui étaient jugées autrefois pertinents (à l’époque des premiers travaux de Lewis H. Morgan sur ces questions), ni, peut-être, ceux qui le seront par la suite. Ces grands « types » se sont constitués sur la base du constat de l’assimilation de certains termes de parenté jugés seuls pertinents pour caractériser une terminologie dans son ensemble : les termes présents à la génération d’Ego, de l’individu parlant. Ainsi, le codage que retint Murdock pour l’échantillon de sociétés sur lequel il basait ses travaux suivit cette logique : chaque société, dans le domaine terminologique, s’est vue caractérisée par un code signifiant « Esquimo », « Hawaïen », etc. Dès lors, pour un chercheur qui jugerait que les catégories pertinentes se situent à un autre niveau d’analyse (par exemple dans les termes employés pour les parents par alliance ou encore dans les assimilations et distinctions terminologiques opérées entre individus situés dans des générations distinctes), l’ensemble du travail de Murdock n’est plus d’aucune utilité. Il lui est impossible, à partir des éléments qui lui sont fournis de « reconstituer » ses propres catégories.

Le projet que nous proposons, au contraire, n’entrevoie pas de catégorisation préalable, mais un simple encodage des distinctions et assimilations terminologiques que chaque société opère : l’on précisera simplement par exemple qu’un même terme X est appliqué à telle et telle position de parenté. Partant, quelle que puisse être la grille d’analyse dans laquelle s’inscrit le travail d’un chercheur désireux d’utiliser ces données (grille classique ou catégorisation nouvelle) il pourra toujours se les réapproprier dans sa propre perspective : il lui suffira d’interroger la Banque en ne retenant que les critères que lui-même juge pertinents (ceci suppose bien entendu un module d’interrogation des données très performant et flexible, ce qui explique tout l’intérêt que nous portons à une collaboration étroite, dans ce projet, avec des spécialistes du domaine informatique).

I-III-3 -

En dernier lieu, la B.R.A.S. devra être une Banque « ouverte », autrement dit prévoir d’emblée la possibilité d’inclure de nouveaux champs thématiques et, bien évidemment, de nouveaux corpus de données ethnographiques. Ce point, qui rejoint le premier, devrait être rendu possible : a) d’une part, par la constitution d’une équipe permanente dont le rôle sera l’élaboration des grilles pour chaque thème mais aussi l’adoption de thématiques nouvelles pour lesquelles un certain consensus se ferait jour dans la discipline. b) D’autre part, par la consultation et surtout la mise à jour de la banque de données par l’ensemble de la communauté anthropologique, ce indépendamment des localisations géographiques ou institutionnelles particulières.

Or, ceci, qui il y a encore quelques années eut été techniquement inconcevable, est désormais parfaitement envisageable du fait de l’accès de l’ensemble – ou peu s’en faut - du monde universitaire au World Wide Web. Notre banque de données sera donc d’emblée inscrite sur un site dédié (bilingue au départ, français/anglais) auquel pourront avoir accès tous les participants au projet. Ce dernier point nous conduit nécessairement à évoquer plus en détail les étapes de la mise en place du projet et les moyens logistiques requis.

I-IV - Moyens humains et logistiques

Une des difficultés pratiques auxquelles est confronté ce type de projet tient en effet à ce que, s’il nous semble pouvoir constituer à terme un outil de première importance dans le champs de la recherche en anthropologie et plus largement en sciences humaines, la participation à celui-ci entraînera, dans un premier temps du moins, de lourdes contraintes pour les participants sans, pour ceux-ci, la moindre apparence de bénéfice « institutionnel » immédiat.

Si l’intérêt d’une telle banque de données est évident pour celui qui pourra la consulter, quel pourra être, par contre, l’intérêt pour un chercheur de consacrer une partie de son temps à remplir tout ou partie des grilles proposées pour la société qu’il étudie et ce dans un cadre relativement anonyme ? Compte tenu de l’articulation institutionnelle de la recherche il est évident (à moins, bien entendu, de se reposer entièrement sur l’idée d’altruisme scientifique) qu’un chercheur à plus d’intérêt personnel à ne livrer ses données qu’au fil de publications individuelles et individualisées, qu’à participer à un projet collectif où il ne va apparaître que comme l’un des nombreux contributeurs et où, surtout, il ne sera pas directement fait état de ses propres analyses, mais des seules données sur lesquelles elles se fondent ; diffusion des données « brutes » qui permettront peut-être de surcroît par la suite à d’autres chercheurs d’en proposer des interprétations radicalement différentes des siennes.

Il serait illusoire de se dissimuler l’importance de ce type de considérations qui nous parlent non pas de science, mais de pratique sociale des sciences : la démarche que nous proposons si elle va, à l’évidence, dans le sens de l’intérêt scientifique du plus grand nombre, est plutôt – dans un premier temps du moins - contre-productive pour un chercheur isolé.

Pour contourner cet écueil, la solution la plus satisfaisante est, bien entendu, de faire en sorte que les avantages liés à une participation individuelle surpassent les inconvénients que nous venons de souligner.

Pour ce faire, notre idée est de constituer dans un premier temps, avec l’équipe réunie pour ce projet durant cette période de deux ans, le « noyau » de cette banque de données comparative, en effectuant nous même l’encodage pour un nombre minimum de sociétés (environ 200) et ce sur quelques thèmes se prêtant a priori plus aisément à ces opérations de codage. Une fois cette première étape franchie, nous pouvons alors seulement espérer que l’intérêt que les chercheurs verront à pouvoir avoir accès à cette information – accès qui devra donc être restreint dans un premier temps aux seuls chercheurs et étudiants « avancés » qui accepteront eux-mêmes de fournir une partie des données qu’ils auront collectées dans la société particulière qu’ils étudient – reléguera au second plan les contraintes qu’ils auraient autrement pu y voir, d’une part en termes de saisie et d’autre part de diffusion « prématurée » de leurs propres données.

Une fois le processus enclenché - la banque de données s’enrichissant - l’intérêt grandissant de pouvoir accéder à des données comparatives de plus en plus représentatives et sur des thématiques de plus en plus diversifiées, les réticences individuelles ne devraient plus peser d’un grand poids.

La phase de constitution de ce noyau, qui est celle pour laquelle nous demandons donc le soutien du C.N.R.S, suppose évidemment un investissement personnel conséquent de la part des membres du projet et un financement également conséquent. Celui-ci aura essentiellement pour but de permettre :

• L’achat du matériel et des logiciels informatiques et bureautiques nécessaires au projet ;

• Le financement d’enquêtes de terrains qui s’inscrivent dans le cadre de compléments d’informations sur des sociétés retenus dans l’échantillon initial, mais aussi la prise en charge des frais de déplacement nécessités par collecte des informations auprès des centres de recherches anthropologiques ou des ethnologues eux-mêmes ;

• Les missions d’inventaires des banques de données d’intérêt « local » (consacrées à telle ou telle aire géographique particulière) existantes ;

• L’organisation des séances de concertation sur la mise en place des grilles d’analyses thématiques et la prise en charge des déplacements des participants ;

• L’établissement d’un cahier des charges pour la réalisation informatique du logiciel de gestion de la B.R.A.S. elle-même, pour la création du site dédié sur Internet et pour les modalités et les limitations d’accès à celle-ci.

Second Volet – Traitement informatique des pratiques de parenté


II-I - État des connaissances et résultats préliminaires

Le traitement informatique des matériaux généalogiques s’est imposé depuis une trentaine d’années comme un outil méthodologique efficace pour des anthropologues qui étudient les systèmes de parenté et d’alliance. Les travaux innovateurs de F. Héritier (1981 ; et M. Selz [1994]) sur le bouclage consanguin et les redoublements d’alliance chez les Samo du Burkina Faso, les études de M. Segalen (1985, et Ph. Richard [1993]), de P. Lamaison (1979), de L. Brudner et D. White (1998) et de C. Collard (1994) sur des sociétés européennes, les travaux de M.-H. Cazès et E. Guignard (1991), de L. Barry (1998) et de S. Ferchiou (2000) sur le « mariage arabe », et ceux de M. Houseman et de D. White sur des populations de Asie du Sud, de Océanie et de l’Amérique du Sud (Houseman 1997 ; Houseman et White 1996, 1998a, 1998b ; White 1996, 1997, 1999), témoignent amplement de la richesse de cette nouvelle voie de recherche.

Les travaux qui viennent d’être cités s’appuient sur deux innovations. La première concerne l’objet même de l’analyse. Dans la plupart des sociétés, on ne se marie, en général, ni trop près, ni trop loin : une part importante des mariages unissent des individus déjà reliés, directement ou indirectement, par des liens de consanguinité et/ou d'affinité. La majorité des membres d'une population donnée trouvent leurs conjoints, génération après génération, au sein d'une même aire ou communauté matrimoniale, laquelle se caractérise donc par un degré relatif de fermeture. Ce sont les propriétés formelles du noyau d'interrelations que composent cet ensemble d'unions raccordées entre elles qui s’imposent en tant qu’objet privilégié de l’étude empirique des faits de parenté. Une seconde innovation concerne le traitement informatique comme outil de prédilection pour analyser ces propriétés formelles. En permettant de situer les systèmes de parente et d'alliance sur des bases empiriques originales faisant intervenir des liens avec d’autres disciplines telles que la démographie et la génétique, le traitement informatique ouvre au sein de l'anthropologie de la parenté une nouvelle voie comparative faisant appel à des éléments originaux de formalisation ainsi qu’à une conceptualisation renouvelée des systèmes de parenté faisant appel aux régularités caractéristiques des réseaux étudiés : « renchaînements » (Jolas, Verdier et Zonabend 1970 ; Zonabend 1981 ; Segalen 1985) et « redoublements » (Héritier 1981) matrimoniaux, structures « à côtés » et « en partages » (Houseman et White 1996), modes de « recomposition » des alliances (Barry 1998), variétés d’ « endogamie structurale » (Brudner et White 1998 ; White 1997), etc.

A l’heure actuelle, cette direction de recherche est sérieusement entravée par l’absence de travaux de programmation professionnelle. S’il existe bon nombre de logiciels commerciaux de grande qualité (Heridis, Kith and Kin, Brother’s Keeper, etc), qui permettent de saisir et d’archiver des matériaux généalogiques, aucun de ces programmes admettent une interrogation de ces données pouvant répondre aux questionnements de type anthropologique. Plusieurs membres du projet pu développer, de façon plus ou moins artisanale, un certain nombre de logiciels (PGRAPH de D. White ou GENOS de L. Barry par exemple) qui, en restituant les faits de parenté sous la forme de réseaux, permettent d’aborder ces questions davantage, notamment à l’aide de la théorie des graphes. Toutefois, ces logiciels demeurent hautement idiosyncrasiques, relativement rigides et difficiles à exploiter par d’autres chercheurs.


II-II - Présentation du second volet

Ce volet du projet rassemble un petit groupe d’ethnologues et d’informaticiens afin de favoriser le développement de logiciels nouveaux, permettant une meilleure exploitation des possibilités qu’ouvre l’informatique à l’analyse des matériaux généalogiques. Il répond ainsi à un double objectif scientifique, à la fois conceptuel et technique.

En autorisant une appréhension systématique des pratiques, matrimoniales et autres, l'informatique permet d'aborder les systèmes de parente et d'alliance en privilégiant non plus le jeu des principes classificatoires ou normatifs, mais l'organisation du réseau des relations réelles. Il offre ainsi aux anthropologues de la parenté des bases nouvelles pour repenser certaines des conventions conceptuelles de cette sous-discipline. Ainsi, à la lumière de la réorientation méthodologique que représentent l’étude des faits de parenté à l’aide d’outils informatiques, bon nombre de perspectives classiques perdent de leur pertinence heuristique. C'est le cas par exemple de la prééminence généralement attribuée aux unions consanguines, du statut privilégié reconnu aux modèles d'alliance synchroniques, et de toute une série d'oppositions devenues usuelles : élémentaire vs. complexe, mécanique vs. statistique, global vs. local, etc. En même temps, l'analyse des réseaux de parenté et d’alliance nous confronte à des enjeux analytiques inhabituels : les propriétés émergentes des réseaux matrimoniaux, l'agrégation ordonnée des renchaînements d'alliance, les rapports complexes qui unissent terminologies de parenté, règles de mariage et conduites effectives, les évolutions structurelles et historiques des systèmes de parenté et d'alliance, etc. Les participants du projet chercheront à tirer profit de ce déplacement épistémologique en s’interrogeant sur les fondements des systèmes de parenté. Ils chercheront à explorer de nouveaux formalismes où certaines discriminations consacrées – comme par exemple l’opposition entre relations de consanguinité et relations d’affinité, ou encore la distinction entre lignes directes et lignes collatérales – se trouvent minimisées, au profit d’autres, plus adaptées aux changements de perspective qu’incite une analyse en termes réticulaires : le cumul des interconnections généalogiques, leurs formes et nombre, leurs degrés de cohésion et de centralité, leur coloriage, leur rythmes d’expansion et de contraction, etc.

Ce travail de réflexion sera toutefois orienté par un souci opératoire : l’élaboration de logiciels nouveaux pour le traitement des données généalogiques, flexibles et accessibles à des non-informaticiens, intégrant les avancées récentes dans ce domaine et ouvrant de nouvelles possibilités pour l’analyse des faits de parenté. De ce point de vue, une collaboration avec des informaticiens s’avère indispensable et ne manquera pas d’aider les ethnologues à progresser dans leurs efforts de reconsidération méthodologique et théorique.

Plusieurs problématiques, ressortant des progrès et des limites qu’ont pu révéler les travaux menés jusqu’ici, orienteront la conceptualisation de ces logiciels :

II-II-1 -

L’effet cumulatif des choix matrimoniaux. Afin de dépasser le simple dénombrement d'unions entre personnes occupant telle ou telle position généalogique (taux de mariages entre cousins croisés, par exemple), il est nécessaire de s’attacher au déploiement temporel du réseau matrimonial et aux régularités relevant non seulement de la répétition de certains types de mariage mais également de l’agrégation ordonnée de mariages de types différents. Il convient ainsi de s’interroger sur structuration du réseau matrimonial en tant que tel, c’est-à-dire d’envisager la somme des arrangements matrimoniaux non pas comme un simple assemblage de comportements (individuels ou collectifs), mais comme répondant à une coordination dynamique. C’est le caractère systématique de cette coordination qui définit les conditions formelles présidant à l'inscription d'initiatives matrimoniales particulières au développement ordonné du réseau matrimonial dans son ensemble.

II-II-2 -

La décomposition du réseau et hiérarchisation de ses composantes. Seule une minorité des circuits de mariages reliés les uns aux autres au sein d’un réseau matrimonial sont des mariages consanguins (« bouclages »). La plupart sont des unions reliées par l’intermédiaire de relations d’affinité : le mariage avec un consanguin du conjoint d’un consanguin (« redoublement » ou renchaînement de premier degré), ou encore, le mariage avec un consanguin du conjoint d’un consanguin du conjoint d’un consanguin (mariage entre « co-affins » ou renchaînement de deuxième degré, etc. Etant donnée le très grand nombre de renchaînements (consanguins ou affinaux) auxquels participent les mariages du réseau ainsi que l’enchâssement complexe des renchaînements les uns dans les autres, il sera nécessaire de développer des outils permettant d’opérer des décompositions du réseau. Ces décompositions, qui pourraient s’effectuer selon des critères formels ou selon des discriminations jugées pertinentes pour les diverses sociétés en question, permettront notamment d’établir une hiérarchisation des circuits matrimoniaux, étape indispensable à la mise en évidence de liens causaux intervenant dans les choix de mariage.

II-II-3 -

La visualisation du réseau et de ces composants significatifs. Il est nécessaire de développer un langage visuel approprié pour la représentation des divers types d’interconnections au sein des réseaux étudiés. Les programmes actuels utilisent soit la représentation devenue classique en anthropologie où les individus sont figurés par différents types d’objets reliés par des traits (de mariage, de filiation ou de germanité), soit un formalisme « inversé » où les mariages sont figurés par des points et les individus par différents types de lignes. Chaque système offre certains avantages mais aussi un certain nombre d’inconvénients qu’il faudrait essayer de dépasser. Cette question soulève des problèmes de programmation importants car un logiciel pleinement utilisable devra permettre non seulement une manipulation directe du réseau matrimonial à l’écran (déplacement ou coloration des individus ou des liens représentés), mais aussi une traduction rapide en termes graphiques des décompositions du réseau opérées à partir des bases de données où sont archivés les matériaux généalogiques.

Des moyens de visualisation sophistiqués seront également très utiles pour la mise en relation de données généalogiques avec d’autres faits sociaux tels que la résidence, l’héritage, la succession, la circulation des biens, les factions politiques ou la participation à des activités rituelles. Elle devra également permettre une analyse systématique des rapports entre le système de parenté à proprement parler et des phénomènes relevant de la « pseudo-parenté » (parrainage, relations d’amitié formelle, onomastique).

II-II-4 -

Études de simulation. L’utilisation des programmes de simulation, démarche à peine exploitée en anthropologie, peut être développée dans au moins deux directions. L’une consiste à reproduire aussi fidèlement que possible l’évolution de populations naturelles à partir d’une série de contraintes démographiques et autres, cela afin de tester des hypothèses concernant le fonctionnement des systèmes matrimoniaux observables. L’autre consiste à étudier, auprès de réseaux matrimoniaux hypothétiques ou issus de corpus généalogiques existants, l’effet de la modification d’un petit nombre de paramètres jugés déterminants (âge relatif des conjoints, prohibitions matrimoniales, taux de polygamie, etc).

Afin de mener cette collaboration dans les meilleures conditions possibles, nous prévoyons des réunions régulières des participants (ainsi que d’autres chercheurs dont la collaboration s’avérera souhaitable) sous deux formes : d’un côté, deux rencontres par an de plusieurs journées chacune, et de l’autre, un atelier de travail qui se réunira six fois par an. Ces réunions auront trois objectives : (1) l’évaluation des travaux déjà réalisés (logiciels, ouvrages), (2) la réflexion collective sur les nouvelles directions de recherche théoriques et méthodologiques que soulèvent cette évaluation et (3) la spécification des taches de programmation à prévoir pour répondre aux interrogations issues de cette réflexion. Plusieurs courtes missions de terrain afin de compléter les données concernant certains cas précis sont également à prévoir.

II-III - Résultats attendus

Les conséquences attendues de ce projet sont de différents types : la mise en place d’un réseau de recherche international, des publications par les membres du groupe, la conception d’un nouveau logiciel ou série de logiciels compatibles pour le traitement des données généalogiques et la constitution d’une base de données généalogiques, disponibles pour d’autres chercheurs. Par ailleurs, l’impact d’un tel travail dans d’autres domaines d’application est également envisageable. Enfin, au vu du développement actuel de l’intérêt pour la recherche généalogique, sur l’Internet et ailleurs, une réalisation commerciale à plus long terme n’est pas à exclure.

Ouvrages et articles cités

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